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L'invitation

L'invitation Brandw10
Sam 17 Déc - 10:57
Le vagabond marcha encore mille cent vingt cinq pas en rebondissant sur ses jambes broyées ;
Guettant à l'horizon la tour de viande qui distillait dans son cerveau l'espoir d'une existence plus douce...
La tour de viande en question passait sans transition d'une expression de calme,
à une de colère ou encore à une de jouissance...

Le vagabond marcha encore cinq cent cinquante cinq pas, sa peau profondément entaillée par le vent ;
Il entendait sous son crâne le chant de son ver de terre cérébral qui creusait dans son esprit de magnifiques rêves...
C'est cela l'Outremonde, toi qui m'écoute, c'est cela qui t'attend
C'est le chemin qu'emprunte ceux qui franchissent le brasier blanc

Donc, j'écoute avec Agatha mon gramophone, qui récite les vocalises inhumaines de Jasmine, qui brode une chanson vicieuse qui noie mon âme dans un état second. Affalé dans le canapé de mon bureau, des miettes de cigare plein ma veste, mon verre de whisky spécial renversé sur la moquette, je sens que je m'endors, ben oui, les yeux torves fixant le plafond qui me fixe en retour, les murmures se font plus forts...

Au loin j'entends les machines vrombir et elles me bercent et les machines vibrent brutalement au loin et ces vibrations arrivent à moi sous forme de douces ondulations, qui viennent chasser les murmures. J'ai des substances de voyage dans le sang, le sang je le sens ruisseler dans mes bras, dans mes cuisses ; mon sang est chargé de musique ça y est je sens mon esprit s'écouler hors de mon corps.

Et son âme dégouline à travers la moquette
Et son âme coule entre les lattes du plancher
Et son âme ruisselle le long des poutres métalliques de l'unité de prod
Et son âme se déverse là, devant ce type,
main arrachée, dont son âme voit les cris se propager sous forme d'ondes folles dans l'éther,
main arrachée restée coincée dans la scie circulaire, dont le sang lubrifie les rouages

L'âme de Varga se penche au-dessus de l'ouvrier blessé, incertain de si ça arrive vraiment ou de si c'est un cauchemar
L'âme regarde sans yeux
Il y a l'infirmière là, qui s'affaire à calmer le saignement
Elle peut pas faire de miracle
Ben oui elle fait un garrot mais elle veut faire quoi de plus ?
Les autres ouvriers l'aident à hisser le corps hurlant sur la civière

Les murmures reviennent
Les murmures reviennent ! Il faut rentrer
Rentrer il faut rentrer
L'âme se laisser tracter par son corps mort
L'âme remonte le long des poutres métalliques
L'âme s'infiltre entre les lattes du plancher
L'âmes s'enfonce à travers la moquette

Ah putain.

Je sens plus mes membres. Bah normal, ça c'est quand l'âme retourne dans la viande, elle met du temps à reprendre les commandes. Mes doigts sont froids et mous. Tu sais, Agatha... ton papa est mort mais là il vient de revenir. Tu me regardes d'un air curieux, quand je quitte ma viande pour aller nager dans les plans éthérés. Parfois c'est volontaire, mais le plus souvent non. Parfois je m'écroule en pleine rue, mon âme se barre en vadrouille, puis elle revient quelques secondes plus tard. Bah les gens pensent que j'ai fais une attaque, ils me demandent ce qui se passent, ils s'inquiètent pour moi, qu'ils aillent se faire enculer. J'ai rien à justifier, on a pas à se justifier d'être à mi-chemin entre le monde vivant et le monde des vagabonds.

Agatha me regarde d'un air curieux, puis d'un coup elle éclate de rire.

« Fais attention Papa ! Ton gros cigare est tombé sur ta veste pendant que t'étais parti ! Elle aurait pu prendre feu ! »

Je lui gratte sa tête, elle lâche un grand noooooon ! tandis que je la décoiffe. Ses cheveux synthétiques sont plus réalistes que nature, ceux de la vraie Agatha étaient aussi bouclés et faisaient le même froufrou.

« Tu m'as tout décoiffééééée Papaa !
- Je vais me faire pardonner t'inquiètes pas. On va en ville. Je vais t'acheter une glace, ensuite on ira voir mes amis. »

Agatha s'excite, elle adore les glaces, et elle adore mes amis. J'amène l'automate-Agatha aux communions du 13ème Cercle, au cas où si l'âme de la vraie Agatha se présentait durant une invocation et consentait à occuper ce petit corps d'acier conçu spécialement pour elle... On sait jamais.

L'est bientôt 15h. Cette nuit on descend dans le bois de Phylène pour la communion, ça commence à 21h mais on a besoin de temps pour préparer les sacrifiés et concocter les encens de voyage. Je crève de hâte. C'est pour ça que je me suis bourré de substances de voyage, parce que faudra que mon cerveau tienne ce soir, faudra qu'il tienne quand nos invocations inviteront la Brume à s'engouffrer encore par hectolitres dans nos poumons.

« Moi je veux une glace à la noix de coco !
- Bien sûr. »

C'était le parfum préféré de la vraie Agatha. Elle était comme ça, toute petite, toute jeune, mais déjà des goûts originaux et raffinés, comme Papa.

Je choppe mon imperméable, j'invite Agatha à prendre le sien. T'as de la neige dehors, des trombes. C'est bien, le froid, ça endort le corps, et quand le corps s'affaiblit, les âmes s'en décollent facilement. L'hiver c'est la saison idéale pour les rituels nécromanciens. Ça sera mon année, j'y crois. Les copains du 13ème Cercle sont plein de ressources, qu'ils partagent avec moi sans ciller parce qu'ils m'ont déjà adopté ; ils savent que je les lâcherai pas. Le Mandebrume n'est jamais loin, ici, suffit de tendre l'oreille. Suffit de tendre l'oreille, et par-delà les murmures haineux des visiteurs de l'Outremonde, tu entends un sifflement, croissant, plus fort chaque année, c'est le Mandebrume qu'est en train de se matérialiser dans notre réalité.

Crève de hâte pour ce soir, je sens que je vais faire des progrès dans ma compréhension de l'univers ; mais là, t'as Nikki, la vice-directrice, qui vient m'emmerder. Elle ouvre la porte sans toquer, elle fait sursauter Agatha ; tu sais, Agatha... son truc à elle, c'est de rentrer sans toquer dans mon bureau, un jour elle va tomber sur un truc qu'elle devait pas voir et je devrai lui fermer les yeux pour toujours.

« Monsieur Varga !
- Quoi ?
- Un ouvrier s'est...
- Main coupée ouais, je sais. »

Elle marque une pause et fait sa gueule choquée, j'ai envie de la gifler quand elle me sort cette tête là.

« Comment vous saviez ? Ça vient juste d'arriver, comment vous... ? »

A peine que la question lui est sortie de sa gueule, elle se rend compte qu'elle aurait mieux fait de la fermer. Puis elle se rattrape.

« P-Puis-je vous suggérer d'aller voir ? Les employés sont très choqués et inquiets, c'est déjà le deuxième accident grave cette semaine. Si vous continuez à les ignorer, ils pourraient... enfin... »

C'est pas idiot. En fait, faut que je vérifie un truc. C'est lié à l'infirmière, bah oui. Celle-là, je la vois tout le temps, durant mes excursions astrales dans l'usine. Je dois t'avouer qu'elle m'intrigue, parce qu'elle a l'air beaucoup plus compétente que la masse grouillante de crétins qui peuple mon usine. Varga Armements n'attire plus vraiment les cerveaux. Y a plus que les débiles et les fous qui viennent s'enterrer chez moi.

Alors, cette infirmière, qu'est-ce qu'elle vient foutre là.

« Ouais... j'y vais.
- Oh. Oh ? Très bien... »

Depuis qu'elle est là, l'infirmière, les mecs reviennent bosser. Avant, ils crevaient ou finissaient en pièces, et j'en entendais plus parler, ou alors seulement par le biais de leurs familles qui venaient geindre. Maintenant que l'infirmière est là, ça arrive moins souvent. Un petit peu moins souvent. Elle répare les ouvriers en leur fabricant de nouveaux morceaux, il paraît. Et ça ça m'intrigue, ça m'intrigue beaucoup. Faut que je vois ça de plus près. Y a peut-être un truc ou deux à apprendre pour quand je bricole mes propres corps mécaniques ? Parce que les miens, bah ils tiennent pas debout.

« Suis-moi Agatha, on va voir les blessés.
- Ouais ! Les blesséééééés !
- Eh oui. »

Nikki aurait voulu objecter, mais elle le fera pas. Elle aime pas quand je trimballe automate-Agatha dans l'usine parce que ça fait flipper toutes ces couilles molles. La vérité, c'est qu'aucun d'entre eux n'ose me regarder dans les yeux en temps normal. Alors s'attaquer à ma fille et lui dire qu'elle a rien à foutre là ? Bah non forcément ils oseront jamais, et puis je les foutrais en l'air s'ils osaient.

« Rappelle moi comment elle s'appelle, l'infirmière. C'est la rousse c'est ça ?
- Oui... C'est Danaë. »

Ça sonne pas très epistopolitain ça.
Sam 17 Déc - 14:06
Le métal était partout, son odeur âcre régnant dans la petite infirmerie.
Le fer était dans le sang.
Le fer était sur ses gants.
Le fer était autour du poignet du gisant gémissant.

Le bruit du fer à souder et les gémissements du patient hautement sédaté qui était allongé sur un lit de camp – son moignon garroté avait cessé de saigner et enfin, il s’était tût – n’était pas la musique que l’on attribuait habituellement à une infirmerie. C’est qu’elle servait à quelque chose, cette foutue infirmerie, pas juste à faire joli et à dire quelques mots vides et rassurants aux blessés aux membres ensanglantés face à l’inévitable.

Non non, ici justement, Danaë s’affairait à le combattre, l’inévitable. Elle ne s’imaginait pas qu’elle aurait à le faire si souvent en travaillant ici pourtant… Ah, c’était plus fort qu’elle. Au fil des jours, elle avait ramené son matériel, discrètement. L’infirmerie ressemblait plus à un atelier qu’à un dortoir pour amputés à présent. Elle était presque… heureuse, de la tournure que son travail avait prise, elle qui s’attendait à de longs mois d’ennui, le temps de pouvoir se payer un ticket sans retour direction loin d’ici. Une partie d’elle s’amusait beaucoup à vrai dire. C’était mieux qu’une routine boulot, s’occuper de bébé, dodo. Boulot, s’occuper de bébé, dodo. Et bis repetita. Avoir autant de pain sur la planche, autant de projets auxquels réfléchir et voir du sang gicler de toutes parts presque quotidiennement, c’était familier, ça lui faisait presque oublier que le sang dans ses propres veines diminuait peu à peu – qu’elle était d’ailleurs bien plus pâle que d’ordinaire mais ça elle ne s’en rendait pas compte, cela faisait une éternité qu’elle n’avait pas pris le temps de se regarder dans une glace. Avec Lucie, elle n’avait plus trop le temps de se préoccuper d’elle-même.

Elle n’attendait pas de visite, bien que la figure frêle et fureteuse de Nikki qui semblait toujours se mêler de ses affaires s’était agitée comme une petite souris sur les lieux de l’accident : elle avait du pain sur la planche elle, et pas le temps d’écrire pour répondre aux questions affolées d’une secrétaire. Ainsi, elle n’avait pas pris la peine de rendre les lieux plus… Présentables.

Elle avait fait installer un grand plan de travail contre le mur au fond de la petite pièce – les ouvriers l’ayant aidée de bonne grâce. Elle avait suspendu au-dessus de ce dernier tout un tas d’outil – d’épingles, de pinces, de compas, de clés à molettes, de vis… Le matériel médical demeurait dans un cabinet là où il avait toujours été, mais là aussi elle avait dû faire remonter quelques demandes jusqu’à la direction pour le faire remplacer – la personne qui l’avait précédée n’avait clairement que peu de connaissances sur les produits à utiliser dans les situations de choc. A croire que ce savoir demeurait à l’armée. Bref, elle avait fait installer tout un tas de trucs. Étaient suspendus aussi tout un tas de squelettes métalliques – les os de mains, qui demeuraient immobiles comme autant d’araignées métalliques sans vie épinglées sur place, la base de futures prothèses. Autant gagner du temps, s’était-elle dit, les mains étaient ce qui partaient le plus souvent avec les mollets, mais elle ne pouvait pas vraiment prévoir en avance pour ces derniers. Une jambe trop longue ou trop courte était plus handicapante d’une main un peu plus grande qu’elle ne l’avait été. Enfin, elle demeurait perfectionniste et méthodique dans sa façon de faire.

Penchée sur l’un de ces squelettes de métal, Danaë était assise à son plan de travail, des lunettes de protection vissées sur son visage déjà assombri par la suie, le dos voûté, fer à souder en main et son épaisse chevelure rejetée en arrière en un imposant chignon de boucles rousses ternies par le travail et la négligence. Si ce n’était pour sa blouse tâchée, elle ressemblerait à n’importe quel ouvrier.

A sa gauche, gisait la main sectionnée du pauvre type, reposant près d’une feuille de papier tâchée de sang pleine d’annotations qui ne pouvaient être que des mesures, du fait du compas et de la règle en métal qui avaient été abandonnés non loin. Autour du poignet imposant, un garrot de métal s’enroulait, maintenu en place par deux clous s’enfonçant dans la chair sans que le sang ne suinte. Le gants ensanglanté qu’il portait au moment de l’accident gisait dans la poubelle, ses doigts vides et écarlates dépassant du rebord sur lequel il avait mollement atterri, dernier vestige du futur membre fantôme.  Les doigts calleux demeuraient rigides, piqués ça et là d’épingles et annotés finement à l’encre noire. La main paraissait vivante encore – comme si l’âme était maintenue en ses chairs par une force surnaturelle. Mais non, ce n’était que la pression qu’exerçait le garrot sur le membre amputé. Elle avait pris soin d’arrêter le saignement sur ce truc aussi – les ouvriers avaient pris le pli à force de la voir faire, il avaient ramassé la main et l’avaient enveloppée dans un linge tâché de suie.

Danaë était si concentrée sur son ouvrage qu’elle n’entendit pas les bruits de pas qui approchaient. Si ces derniers s’étaient donné la peine de toquer, elle ne les avait pas entendus. Elle sursauta lorsque l’on appela son nom et fit pivoter rapidement son tabouret, fouillant frénétiquement dans ses poches pour dénicher son calepin et son stylo désagréablement graisseux à force d’être utilisé tout le temps.

Elle se figea à la vue du patron, et de son inquiétante automate. Qu’est-ce qu’il foutait ici ? Elle le savait, Varga était un oiseau de mauvais augure et elle se serait grandement passée de cette visite. L’avantage quand on est muet cependant, c’est qu’on peut se passer des politesses, même envers son patron. Elle se contenta de l’observer en silence, puis la poupée, avant de faire un signe de tête.

Je peux vous aider ? Je suis en plein travail
.  griffonna-t-elle en gros sur son calepin qu’elle tendit droit devant elle. Si elle pouvait écourter cette visite, elle ne s’en tiendrait pas plus mal. Elle espérait qu’il n’était pas venu se plaindre de ses méthodes – après tout, les gars revenaient bosser et elle se démerdait toute seule pour trouver du matos avec ce qui était autrement jeté dans l’usine. C’était tout bénef même si techniquement, c’était du vol.
Sam 17 Déc - 19:25
Un calepin ? Je regarde la feignasse occupée à se branler les couilles à côté de son pote blessé. Il comprend la question que je veux poser.

« Elle est muette, patron...
- Pas sourde ?
- Non, juste muette. »

Ah ben. C'est pour ça qu'elle est là, ça explique. Aucune autre boîte donnerait sa chance à un toubib muet, mais les toubibs parlants donnent pas leur chance à Varga Armements, sauf s'ils sont nuls.

« Continue ce que tu fais. T'occupes pas de moi. »

C'est drôle, les muets. Ça dit pas autant de conneries que les gens qui parlent, forcément. J'ai souvent envie d'arracher des langues, mais avec les muets, ça se passe mieux.

T'as vu ça Agatha ? On croirait pas qu'on est dans une infirmerie. J'ai bien fais de venir faire un tour ici, pour constater le changement. On dirait un atelier de mécano. La rousse a recommencé à souder ses machins, elle sait que je mate par-dessus son épaule mais elle s'en fiche. Elle bosse très vite, et en même temps vachement bien. Des mains, elle a l'air d'en bricoler des dizaines par mois.

Agatha est surexcitée, elle applaudit en la regardant bosser. Elle crie, extasiée, à l'infirmière qu'elle veut des mains comme ça elle aussi. Elle arrête pas de lui gueuler ça, en boucle, comme si elle pensait qu'elle avait pas pigé la question et que si elle la répétait assez elle finirait par lui répondre. Je crois qu'automate-Agatha a pas bien compris ce que c'était qu'un humain muet, et le concept de mutisme c'est clairement quelque chose dont elle se branle, elle arrête pas de piailler. La vraie Agatha causait tout le temps, aussi.

« Viens voir, Agatha. Y a d'autres morceaux, là. »

J'irai pas demander où elle déniche le matos nécessaire pour bricoler tout ça. J'en ai rien à foutre, à vrai dire, qu'elle pioche dans les stocks ou dans les déchets. Ça me fait même un peu marrer, qu'elle utilise ce matos, destiné à fabriquer de quoi buter des gens, pour en soigner. L'ironie est mordante, et l'ironie c'est un gage d'intelligence.

Avec leurs grands yeux fébriles, qu'on dirait prêts à gicler hors de leurs orbites, les deux collègues du blessés me regardent, inquiets. Ben pourquoi ils sont là ?

« Ben pourquoi vous êtes là ?
- On voulait... On voulait rester avec lui le temps de l'opération, pour...
- Y a un blessé, ça veut dire que la journée est finie ? Qui a décrété ça ? »

Ils ont bien saisi le message et laissent l'amputé tranquille. Ils sortent de la pièce, le dos voûté, ils se font pas prier : ils accélèrent le pas quand ils arrivent à mon niveau, pour éviter d'avoir à croiser mon regard. Mais vous inquiétez pas, minables, c'est l'autre, le blessé, le déstructuré, l'asymétrique, le cadavre en devenir, l'homme incomplet, qui a mon attention.

Y a pas de doute, l'amputé, c'est lui que j'ai aperçu lorsque j'ai nagé dans l'éther. S'il est hors de danger, je sens son âme quand même vacillante. Comme s'il était stabilisé au bord du gouffre, et qu'il suffirait de souffler dessus pour le faire sombrer pour de bon. Il arrête de gémir quand il remarque que je l'observe, il se prostre, il devient un clebs qui couine en espérant attiser la pitié de son maître, un clebs qui a peur de se faire éjecter de ce job dont il a tant besoin, parce qu'il a niqué une scie circulaire en la remplissant de son sang gadoueux peut-être.

« Papaaa ! Y a encore plein de squelettes ! »

Effectivement. C'est sidérant. Un vrai musée. On dirait de vrais ossatures, ça a rien à voir avec les pâtés de ferraille que je fais, moi. Ça c'est du vrai boulot. T'imagines un corps entier, façonné avec un tel soin ? T'imagines la qualité du boulot, t'imagines la stabilité de l'âme que tu vas insérer dedans ? Je crois, je crois que c'est ça qui manque. Des corps de bonne qualité, et un catalyseur magique. C'est fini la nécromancie de dépotoir, Oswald. Tu crois que c'est comme ça qu'elle va revenir Agatha ? Dans un cadavre fait de bric et de broc, tu crois qu'elle va répondre à tes rituels imprécis et magiquement discordants ?

Ben non... Ben non. Faut que je demande conseil au Cercle. Faut passer à l'étape suivante.

Cet atelier est un fantastique musée. Je continue à tourner dedans, un nouveau cigare au bec parce qu'il faut bien continuer à alimenter le cerveau en substances de voyage. Je tourne dans ce musée et je m'arrête sur chaque pièce, et je suis conquis par chaque pièce. C'est quoi son nom déjà ? Dana ? Dénéa ? Elle est pas mauvaise dans ce qu'elle fait. Et elle a le mérite d'être biologiquement forcée de fermer sa gueule.

Je me balade dans l'atelier et je tripote le matos, je fais comme chez moi, parce que je SUIS chez moi, c'est encore mon entreprise, à ce que je sache. Mais la rouquemoute semble en désaccord : elle me jette ça et là quelques sales regards que j'apprécie pas du tout. Quand à mon tour, je la flingue des yeux, elle se replonge dans son job et fait comme si de rien n'était. Je sais pas si elle me méprise ou si elle flippe, surement les deux.

C'est là que je le remarque, sur l'établi où elle bosse. Dans le coin, y a un dessin, pas très beau, on reconnaît quand même une sorte de gamine, avec une énorme touffe de cheveux. Dessiner sur les heures de travail, y a des boss moins sympas qui blâmeraient pour ça. Moi, je suis du genre à m'intéresser à mes employés, et je veux savoir pourquoi ils dessinent des sortes de gamines.

« C'est qui ? »
Sam 24 Déc - 23:21
Danaë n’aimait pas que l’on mette le nez dans ses affaires – les objets ici étaient fragiles, chacun avait été délicatement créé durant les longues nuits sans sommeil où la jeune femme veillait sur son nourrisson nyctalope, tout avait été méticuleusement mesuré, dessiné, calculé. Et v’la qu’le patron débarque avec son automate braillarde et sème la zizanie juste pour son bon plaisir à l’en croire, colle ses gros doigts sales sur son matériel en dépit du patient qui somnolait dans un silence entrecoupé de hoquets de douleur. Que diable voulait-il ?! Ce n’était pas comme s’il portait une attention particulière aux blessés, habituellement. Il était d’ailleurs plutôt clair qu’il n’en avait strictement rien à foutre. Quand il fit partir les ouvriers qui lui tenaient compagnie, l’atmosphère sembla s’épaissir. L’odeur du cigare et du renfermé envahirent son petit atelier, donnant à l’air qu’elle respirait une qualité… tangible. Elle le sentait rentrer et sortir de ses poumons comme s’il laissait une pellicule de poussière et de cendre à l’intérieur d’eux à chaque respiration.

Elle se sentait comme une bête dont le terrier venait d’être envahi par un prédateur qui ne se décidait pas à la manger – une souris terrée dans son trou, avec les griffes du chat sous le nez, à attendre, le cœur battant, que ce dernier daigne décider de son sort. Elle tâcha de rester concentrée, ayant fini d’ajuster à la chaleur du fer la longueur et l’épaisseur des phalanges, et s’attachant à présent à reproduire les tendons qu’elle passait entre les articulations à partir d’élastiques en caoutchouc qu’elle fabriquait elle-même à partir de la gomme vieux pneus. Improbable que ces trucs cassent de sitôt. Elle avait sous les yeux, collés sur le mur en face de son plan de travail, divers diagrammes d’anatomie, des dessins de dissection de main, certains réalisés par son trait devenu expert.

Un cabinet dans un coin était rempli de moulages de plâtres de diverses parties du corps : des mains, avec plus ou moins de doigts, des pieds, des doigts sans main, des jambes sans pieds… Des moulages réalisés pour la plupart à partir de membres amputés ou sur des ouvriers volontaires qui feraient n’importe quoi pour les beaux yeux de l’infirmière. Les moulages lui permettaient de perfectionner ses prothèses, avant qu’elle ne s’attèle à la dissection du membre. C’était certainement le destin qui attendait la main qui reposait comme si elle était anesthésiée avant une lourde opération.

Elle tenta de son mieux d’ignorer la voix nasillarde de l’automate qui appelait le patron « Papa », et de ne pas la regarder ; trop perturbant : elle ressemblait à une enfant, elle parlait comme une enfant et tout en Danaë voulait chérir les enfants mais… cette vallée de l’étrange qu’elle incarnait la repoussait et l’insupportait. Ce n’était pas une vraie enfant, c’était l’incarnation d’un problème profondément ancré chez le patron, la raison pour laquelle il fallait le craindre, ou le prendre en pitié. Elle ne savait pas encore. Par ailleurs, la petite voix titillait le fond de son oreille, faisait glisser les yeux hors de son ouvrage alors qu’elle essayait de se concentrer. Le placement des tendons demandait une grande précision, elle espérait qu’ils seraient partis quand elle en arriverait aux câblages… Pas le droit à l’erreur ou a la moindre distraction quand elle bossait sur ces derniers. Ses doigts se mirent à trembler lorsque la fausse enfant se mis à brailler et à applaudir et à répéter sa question en boucle, exigeant réponse – une goutte de sueur perla sur le front de l’infirmière. Elle ne détestait rien de plus que ne pas pouvoir être en mesure de répondre, ne pas être en mesure de dire STOP ! L’ostinato incessant lui faisait tourner la tête alors qu’elle ferma les yeux, inspira lentement et jeta un regard mi agacé, mi désespéré au patron qui finit par l’arracher à son calvaire en distrayant la chose.

Mais elle n’était pas au bout de ses peines, non non non… Pourquoi fallait-il qu’il trouve ce foutu dessin ? Elle fit un bond sur sa chaise quand la voix grasse du patron lui posa la question. Elle posa la main qui se dessinait de plus en plus précisément, maintenant équipée de tendons noirs, et fondit sur son calepin.

Personne. Griffonna-t-elle à la hâte. Un morceau de mon imagination.

Elle avait oublié de le balancer à la poubelle celui-là, et merde… Lucie s’immisçait dans ses pensées tout le temps, comment ne le pouvait-elle pas ? L’inquiétude à son sujet était toujours au fond de son crâne, toujours là, l’imaginer seule dans l’appartement miteux… Mais quel choix avait-elle? Elle poussa un profond soupir avant d’ôter ses gants et de les accrocher à leur place, sur le rail à outils au mur, révélant des mains fines, mais calleuses, et couvertes de cicatrices qui ressemblaient… A des morsures de chat, peut-être- des petites traces blanches et pointues, comme si elle s’était fait prendre en embuscade par une bande de matous particulièrement malaimables. Elle se leva, tourna le dos au patron pour ouvrir un meuble a tiroir bourré d’électronique, cherchant les câbles, le boitier, la carte dont elle aurait besoin à la prochaine étape.
Dim 25 Déc - 12:56
« Tu t'excites comme ça pour un morceau d'imagination ? Qu'est-ce que ça serait si c'était une vraie fille. »

Tu me prends pour un con si tu crois que j'ai pas remarqué que tu t'étais chié dessus lorsque j'ai posé la main sur ce truc. Mais bon.

« Bref. »

L'Automate-Agatha est en transe, on la croirait devant un étalage de jouets le soir de la fête du Régent. Devant ces membres aussi soigneusement façonnés, je devine quelle émotion factice peut lui traverser ses circuits. L'envie, bien sûr, de se glisser dans une enveloppe moins grossière que celle que j'ai du lui bricoler dans la hâte, et cette envie bah la vraie Agatha la ressentira aussi, le jour où elle reviendra. Est-ce qu'un père peut se regarder dans un miroir, lorsqu'il fait revenir dans notre plan sa fille, en l'emprisonnant dans une carcasse aussi miteuse ? Je veux pas le savoir. Tu mérites mieux, Agatha. Je suis désolé de pas avoir réussi à faire mieux.

Je suis tellement désolé, sommes toutes, de t'avoir mis dans cette situation. Papa fera tout revenir à la normale, tu verras. L'espoir manque pas : suffit de parcourir ce musée pour s'en rendre compte. Chaque jour, mes cauchemars deviennent plus denses et plus peuplés ; mais chaque jour je me rapproche de cette victoire sur la Mort, que toi et moi on attend impatiemment. Faut maintenir le cap, c'est tout, bah oui, faut rien lâcher.

Je pousse un léger couinement ; semblable, je dirais, à ceux des cochons qu'on électrise pour les faire rentrer dans le rang. C'est ma mâchoire, crispée, qu'est venue mordre ma lèvre tandis que mon esprit commençait à dériver vers des océans trop sombres. J'ai du sang qui sort de la fissure de mes lèvres, le sang a le goût des substances de voyage qu'il transporte. Miettes du cigare brûlant qui viennent enneiger la plaie. Comme c'est marrant.

Eh. A chaque fois que je regarde en direction du blessé, je vois un peu plus de son âme dégouliner hors de son socle cérébral. T'y crois ça, Agatha ? Le gars a juste perdu une main, mais on dirait qu'il a à peine assez la volonté de vivre pour l'encaisser... Quel minable ! Je m'approche, je me penche à nouveau au-dessus de lui. J'enroule son menton carré entre ma main, je le force à croiser mon regard. Et derrière ses yeux, je les vois. Les ruines.

« Tu devrais te grouiller. Il est pas loin de sombrer, lui. »

Elle me regarde avec l'air de me demander, quoi, t'es toubib ? comment tu sais qu'il va sombrer, t'es le toubib ici ? Ce que cette conne et ses regards médisants ne savent pas, c'est que mes yeux sont meilleurs que les siens, c'est que mes yeux percent le voile qui sépare les vivants des voyageurs, c'est que mes yeux palpent les âmes et en jugent de la qualité et de la fraîcheur.

Son âme à lui, c'est un pilote endormi au volant d'un tacot.

« Ce crétin a pas particulièrement envie de survivre. Tu peux prolonger son existence, mais à l'intérieur, c'est aride et venteux. Y a rien à sauver, tu perds ton temps. »

Je dirais qu'elle gaspille son matériel sur cet ingrat, mais bon, c'est une toubib, elle fait son job, je lui demande pas de réfléchir. Puis c'est marrant de la regarder bosser. Je te l'avoue, Agatha, je suis comme toi. Curieux, très curieux. Elle est largement plus rapide et précise que moi dans la sculpture de membres, ça fait pas un pli, je suis un rigolo à côté d'elle. Faut que j'exploite ses talents, ses talents elle les gâche en aidant des minables qu'ont même pas envie de survivre, alors qu'elle pourrait aider des morts qu'ont envie de revivre.  

Ben oui, ça fait pas un pli. Demain, on organisera ça. Cette nuit, le 13ème Cercle m'attend. Je dois pas me mettre en retard.

Elle se retourne et se rapproche du blessé avec une fausse pogne flambant neuve et une trousse de chirurgie. J'aurais adoré assister à la dernière étape, mais la Brume m'appelle.

« Je te laisse. On se revoit demain, je t'attendrai dans mon bureau, à 10h. »

Convocation informelle, elle l'a bien entendue parce qu'elle me regarde comme si je venais de lui annoncer un mort dans sa famille. Eh oui, t'as rendez-vous avec le patron, tu devrais plutôt être contente, ta carrière est sur le point d'atteindre des proportions que tu serais bien incapable de soupçonner. Si tu restes aussi compétente tout en restant aussi muette, t'iras loin.

Automate-Agatha me regarde comme si je venais de tuer sa journée. Elle a complètement oublié la promesse d'une glace à la noix de coco.

« Mais papaaa ! On reeeeste ! Allez on reste ! Je voulais voir la dame mettre la main dans le monsieuuuur !
- Pas aujourd'hui. Mais y aura d'autres occasions Agatha, ça c'est sûr. »
Dim 8 Jan - 18:08

« Ce crétin a pas particulièrement envie de survivre. Tu peux prolonger son existence, mais à l'intérieur, c'est aride et venteux. Y a rien à sauver, tu perds ton temps. »



Comment Varga l’avait-il su ? Elle s’était évertuée toute la journée à maintenir le pauvre type en vie en même temps qu’elle travaillait sur sa nouvelle main mais… Sans se faire entendre, il avait fini sans vie sur sa chaise médicale, comme s’il s’était endormi. Putain de merde, elle y était presque. Pas assez rapide, jamais assez rapide pour faire face au rythme effréné auquel cette foutue usine bouffait les corps et les âmes des gens. Elle devait faire mieux, toujours faire mieux, elle était engagée dans une course contre la Mort dès qu’elle sauvait une vie, et la Mort n’était pas une concurrente conciliante.
Elle était restée au travail bien plus tard que son contrat ne le stipulait ce soir-là et avait titubé jusqu’à chez elle, la mort dans l’âme, le visage mouillé de larmes chaudes, hoquetant en silence alors qu’elle reniflait bruyamment. Elle avait poussé la maigre porte de son minuscule appartement et s’était assise un long moment sur bord du clic-clac qui lui servait de lit, de canapé, de chaise, de table… la tête entre les mains, tentant de retrouver ses esprits avant de se pencher sur Lucie qui dormait sagement dans son berceau. L’enfant se mit à geindre quand Danaë trouva enfin la force de se lever, enfin la force de laver ses mains de la suie, de la mort en sursis qu’elle avait touché toute la journée. Lucie devait avoir faim, elle avait toujours faim c’était bien normal à son âge…

Elle resongea à la requête – non, l’ordre- de Varga alors que les petites canines se plantait dans sa poitrine et qu’elle sentait le sang perler à la bouche du pâle enfant. Que pouvait-il bien lui vouloir ? La terroriser n’avait-il pas été suffisant ? Sa visite n’était-elle pas une simple démonstration de pouvoir ? … Allait-il la renvoyer ? Elle en doutait, mais la seule pensée lui retourna l’estomac. Elle ne pouvait se permettre de perdre ce taf, avait-elle été trop zélée à son goût. L’idée de revoir l’homme aux yeux sombre, l’homme qui sentait le cigare l’effrayait à vrai dire. L’idée de se retrouver seule avec lui… C’était comme une punition. Méritée peut-être, elle avait échoué aujourd’hui. Son gars était mort, malgré tous ses efforts. Mais bon sang, comment avait-il su ? Etait-ce seulement une coïncidence, les élucubration d’un vieux con plein de mépris pour ses employés ? C’était pas impossible, Varga était sans nulle doute toutes ces choses mais elle ne pouvait se débarrasser de ce doute qui lui nouait la gorge.

Elle ne ferma pas l’œil de la nuit. Elle ressassait les mots de Varga, les événements du jour, anticipait le lendemain et revoyait le visage sans vie de l’homme sur sa chaise, toujours ce visage endormi, strié de rides arrivées alors qu’il était bien trop jeune à force de s’user au travail. C’était de la faute du patron, si les gars perdaient toute envie de vivre. Elle bouillait de colère en y pensant – elle était encore plus en colère du fait qu’elle ne pourrait jamais lui dire, si elle voulait garder son job. La nuit passa, son sang coula, et au matin, elle était blême, les yeux grands ouverts, l’enfant aux boucles blanches endormie dans son cou. Sans un bruit, elle se leva, déposa la fillette dans son berceau, la borda. Elle se changea machinalement, se passa de l’eau sur le visage, pris à peine le temps de se recoiffer. Elle mangea une conserve de haricot en regardant dans le vague, l’esprit vide de toute autre pensée que celle du rendez-vous qui l’attendait. Puis elle partit, verrouillant la porte derrière elle silencieusement. Elle fit son petit bonhomme de chemin, le cœur battant.

Il lui semblait que la ville n’était pas la même, ce matin-là, comme si elle la voyait pour la première fois. Ses cheminées qui crachotaient leur fumée dans le ciel gris pâle, ses rues sales elle avait l’étrange sensation de ne plus les connaître, bien que ses jambes l’emmenassent instinctivement jusqu’à l’usine. Il ne lui semblait plus rien connaître. Elle entra et passa devant son infirmerie sans la regarder. C’était silencieux ce matin – les autres gars étaient en deuil. Tout le monde sembla retenir son souffle à son passage, osant à peine la saluer – quelle gueule elle devait avoir pour faire peur à ces types habituellement si amicaux avec elle…

Vint l’heure fatidique. Elle attendit un long moment, immobile dans l’escalier qui menait au bureau du patron. Elle avait griffonné un mot sur son calepin, le cœur battant, un mot qu’elle ne lui montrerait peut-être même pas.

Comment avez-vous su ?



Elle inspira, et toqua à la porte.