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Rage Against The Machine (ft Morgan)

Rage Against The Machine (ft Morgan) Brandw10
Lun 28 Aoû - 17:07

Rage Against The Machine

ft Morgan


« FOIRE DE LA BASSE VILLE - EPISTOLOPI »MUSIQUE :


La foire avait lieu tous les mercredis dans la basse-ville de la cité des Sciences. On y trouvait de tout - vraiment de tout : des stands de morceaux rouillés de prothèses se mélangeaient aux caisses de courgettes et de viande douteusement fraîche (on pouvait le dire à la colonie de mouches qui volait tout autour)… Poppy s’y rend toujours vers la fin, pour éviter la foule du matin, et profiter des prix cassés auxquels les vendeurs bradent leurs marchandises.

Elle avait franchi l’arche de fer forgé marquant l'entrée de la foire hebdomadaire. C’était loin de ressembler au festival du pain à la tomate du petit comté de campagne – qui à côté de la Grande Foire, ressemblait plus à un pique-nique paroissial. C’était comme si toute la population de la basse-ville se retrouvait toute au même endroit, au même moment, une deuxième ville qui poussait dans la métropole. Une espèce de fourmilière d’ouvriers à la mine grise qui se bousculaient, se marchaient dessus, sans même prendre la peine de se regarder. L’air est chargé de cette odeur riche et grasse : l’huile de moteur se mélange à celle de la friture et de la sueur.

Poppy jette un rapide coup d'œil aux stands qui l’intéresse : ceux qui vendent des parties de prothèses et autres boulons et engrenages, probablement volés. Il faut dire qu’elle n’est pas vraiment regardante sur la provenance de la marchandise.

« Pour combien vous me le faites ? » Demande-t-elle en pointant du menton une espèce de squelette de moteur complètement désossé qui repose à même le sol. « C’truc là ? Ca n’vaut rien, toutes les pièces intéressantes sont déjà parties, poulette. Prends le s’tu l’veux, ça m’débarassera. » Il lève le nez vers le fond de la foire, à l’endroit où la foule s’est rassemblée en petit cercle qui n’a rien de fortuit. « Tiens, on dirait bien qu’va avoir d’l’animation. Allez, prends ton morceau d’ferraille, c’est l’moment pour moi d’plier la marchandise. »
La blondinette ne se fait pas prier, récupère le squelette rouillé et le fait glisser dans son sac, du mieux qu’elle le peut. Elle-même n'a plus de raison de s'attarder davantage : elle a trouvé ce qu’il lui fallait.

« Bienvenue braves citoyens de la Basse-Ville de notre belle cité d’Epistopoli ! Rapprochez-vous ! » L’homme qui prend la parole, perché sur quelques caisses en mauvais état a tout l’air d’un parfait gentleman, si on omettait la mauvaise facture de son costume, les trous dont il est criblé, et les morceaux rapiécés. Il transpire à grosses goûtes, et cligne trop souvent des yeux, serrant ses doigts boudinés par l’alcool sur le bord de son couvre-chef. C’est un ouvrier, comme à peu près tout le monde ici, et comme à peu près tout le monde, lui aussi a perdu son boulot. Et quand il parle, Poppy entend la morsure d’une haine longuement cultivée dans le fond de sa gorge. À ses pieds, une petite chienne est roulée en boule, une petite chose mouillée d’huile et de crasse, qui semble prête à mordre tout ce qui passe. Les regards de la foule se tournaient désormais tous vers lui : certains seulement curieux, d’autres, semblaient façonner la même hargne que leur porte-parole.

« Camarades ! Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour montrer à ceux de là-haut ; nos dirigeants, vos employeurs, que nous ne sommes ni effrayés, ni enterrés, et que nous nous battrons pour nous faire entendre ! » Il y eut quelques mouvements, dans la foule. « C’t’une manifestation ? » demanda une voix parmi les curieux. « Une manifestation… C’est ça. Nous avons tous perdu notre boulot ici, et si pas vous directement, alors vot' père, vot' oncle peut-être ? » Le garçon qui avait parlé hocha la tête. « Allons, combien d’entre vous ont réellement acheté ce qui s’trouve dans vos paniers ? Non, non, je ne vous accuse pas. Nous n’avons simplement plus d’autre choix. Plus d'autres choix que de survivre. Ne vous sentez pas coupables. Ce n’est pas de votre faute. Ce n’est pas de NOTRE faute ! Non… » Il se mit à pointer du doigt l’horizon, là où se trouvait le centre ville d’Epistolopi. « Les véritables coupables se trouvent là-bas ! Au chaud, chez eux, les doigts bien gras de leur dernier repas ! Ceux qui, pendant des années, se sont enrichis sur votre dos, pendant que vous bossiez à la sueur de votre front dans LEURS usines pour nourrir vos familles et habiller vos enfants ! Mais les temps ont changé, n’est-ce pas ? Désormais, la main d'œuvre humaine coûte « trop chère ». N’est plus assez « rentable ». Pas assez « efficiente ». Dans leur grand bureau, ils parlent de nous comme des objets, comme des machines, alors évidemment qu’ils allaient finir par nous remplacer par des véritables machines. ELLES, ne sont jamais fatiguées. ELLES travaillent jour et nuit. ELLES ne se plaignent pas. ELLES ne réclament pas de salaire à la fin du mois ! » Sa voix s’enfle, noircit au fil de son monologue, et sa haine gonfle dans sa poitrine, sous l’approbation de son public. « Nous avons été sacrifiés !!! Volés !!! De nos travails, de notre dignité ! Mais c’est terminé. Vous nous entendez ?! » et il brayait en direction de la Haute-Ville, les pointait du doigt. « Aujourd’hui, tout change !!! »

Et tout autour, on se met à s’agiter. Un homme tendait à Poppy un tract, sur lequel on pouvait lire « Joignez la Congrégation des Ouvriers en colère. » L’instant suivant, des hommes et des femmes se mirent à brandir des slogans écrits en lettres rouges sanguinolentes : « RENDEZ-NOUS NOS JOBS - RENDEZ-NOUS NOTRE DIGNITÉ ! ». On entend des frottements métalliques sur le sol, un grondement de triomphe, de haine enfin libérée. Des automates auxquels on avait retiré les batteries sont crucifiés, montés sur des immenses chars sortis de nulle part, et sur leur carcasse, on y voit les mêmes lettres de sang qui accusent toutes les plus grandes corporations, dénoncent les noms des employeurs les plus riches d’Epistopoli : « CRYSTECH », « ORI »... C’est une manifestation, une marche de colère qui se dirige vers la Haute-Ville. Ils seront probablement arrêtés par l’OAP avant d’atteindre le centre. Mais c’est le propre des hommes : de célébrer ce qui les unissait les uns les autres, davantage s’il s’agissait d’un ennemi commun. On ne peut pas réellement leur en vouloir.

Poppy observe, silencieuse, discrète, comme toujours. La foule s’agite, et c’est son signal à elle : le moment de disparaître… Il faut que, sur leur passage, d’un manifestant la bouscule, et que son épaule s’enfonce dans sa mâchoire, l’envoyant au sol. Il ne l’avait pas vu. Ne s’excuse même pas avant de continuer sa route. Ses mains s'accrochent sur les pavés, mais la mécanicienne n’y prête aucune attention : non, le précieux squelette qu’elle vient de trouver gît, toutes pièces éparpillées sur le sol, et elle tente de les récupérer avant qu’il n’en reste plus rien. On lui marche sur les doigts, la bouscule encore, tandis qu’elle serre la mâchoire.
Lun 28 Aoû - 17:55

Rage against the Machine

ft. Poppy


Morgan avait déjà suffisamment à faire avec les hommes pour se soucier de la prédestination des machines. Il ne les avait jamais considérées comme “vivantes”, ou douées de conscience… Pour lui, crucifier une de ces choses revenait à déboulonner une machine à laver. Le symbole avait quelque chose d’absurde, et d’assez drôle. Il se prit à rire, adossé contre un mur, écoutant l’anathème qu’on leur délivrait. “Pas d’main la veille qu’y prendront mon job à moi, les boîtes de conserve…” Eau et mécanique ne faisaient pas bon ménage. Et puis, c’était une chose de bosser dans une usine à la chaîne et d’amonceler des pièces entre elles; une autre de prendre la mer, de tournicoter des noeuds solides, de monter à la vigie et de chasser le rorqual. Vous pouviez être l’algorithme le plus futé d’Epistopoli, il n’y avait qu’un homme et son sens inouï de l’improvisation pour naviguer sur l’océan. “C’ pas les machines, l’ souci, à mon avis… Mais les oligarques. Ceux qui les fabriquent…” Ca, il le tenait de Hyatt. C’est ce qu’il lui répétait trop souvent, le vieux copain. “Morgan, t’trompe pas de combat”, qu’il disait alors, saisissant avec vigueur l’épaule du garçon. “Les robots, c’est jamais qu’des leurres. L’ennemi, l’vrai, il est bien en chair, gras comme pas deux, pis, y s’joue d’nous comme si nous étions rien qu’du bétail.” Le garçon, comme à son habitude, s’était contenté d’acquiescer sans trop savoir quoi en dire. La politique le dépassait; les grands enjeux de ce monde, aussi. Combattre pour quoi, vous prie-je ? un but supérieur ? une histoire de morale ? Ses propres combats lui paraissaient déjà assez compliqués comme ça.

Il avait crevé la dalle, c’est vrai. Et dans sa jeunesse, il se grimait en fille pour appâter les pédophiles et autres raclures notoires et tirer profit de leur assassinat. Mais il n’avait jamais essayé de chercher un coupable à ça. C’était la faute du monde. De la nature des hommes. La politique, c’était toujours une histoire d’ennui. Quand le monde ne vous cause pas trop de torts, alors, vous arrêtez de réfléchir pour penser. C’est plus diffus. Moins lucide. Vous vous déracinez de la réalité et commencez à parler avec des mots pompeux, puis, vous donnez de petits livres rouges aux ouvriers, vous leur parlez de révolte, de coalition… Mais qu’en avait-il à fiche, lui ? C’était la révolte qui allait remplir son assiette ? qui allait le débarrasser de Calamité ? La révolte, ça dé-viole pas les petites filles. Pas plus que ça rend les garçons kidnappés à leurs parents. On se contente d’occire un roi pour un autre. Le jeu du serpent qui se mord la queue.

Voilà ce qu’il en pensait, de la révolution. Et quand la foule se mit en marche, beau dos, la solidarité, alors que des mendigots se faisaient piétiner sous les bottes de ces messieurs. S’arrachant de son mur, il s’approcha, bouscula quelques types avant de plisser les yeux. Il avait aperçu de longs cheveux blonds pendre avec arrogance. Ca devait être une femme. Il voulait l’aider, comme on aidait une grand-mère à traverser la route; les histoires de bonne conscience, vous savez… “Qu’est-ce que tu fabriques, toi ?” Il l’attrape par le bras pour la relever. Cette godiche était en train de ramasser un truc par terre, comme si c’était le moment… ! “T’ veux finir en gruau ? ou mourir martyr ? Et p… Attends, toi ? tu m’ dis un truc…” Il la tenait toujours, et ses yeux s’étaient enchevêtrés dans les siens. A l’époque, elle n’était pas aussi grande, et sa poitrine, pas aussi mûre. Pas de tatouages non plus. Mais il reconnaissait le gnack sur son visage, et ses lèvres rieuses. “Poppy ?

Il sentit un truc cliqueter contre son pied. Tout fit sens, soudainement. Poppy, c’était celle qui avait toujours la fif rangée dans les entrailles d’une grosse machine, qui vous faisait chantonner les visses et les pistons, et qui vous arrangeait votre grille-pain en deux coups de manivelle. Et à ses pieds, un vieux moteur gisait.

Sa surprise se disputait avec son agacement. On le vit se pencher, à son tour, pour essayer de l’aider à ramasser. Mais la foule continuait de les bousculer, et ça le tendait. “T’as vraiment mal choisi ton endroit, on dirait.” On le bouscule. “J’ savais pas qu’ t’étais une révolutionnaire. Si j’comprends bien, ces types sont en colère cont’...” On le bouscule. “... l'industrialisation d’ not’ beau pays. Industrialisation à laquelle...” ... On le bouscule…”… tu participes. T’es une parjure, un peu.”, railla-t-il, accroupi devant elle.

Et on le bouscula, encore.
Répliquant à chaud, il se redressa comme un ressort et asséna un superbe crochet à l’indigent.

Le type tomba comme une masse, sans même comprendre ce qui venait de lui arriver. K.O, sur le coup, c’était une espèce de vaurien aux sourcils épais et au menton fuyant, qui avait eu pour seul avantage de ne pas être tombé sur un boxeur poids lourd. Morgan avait explosé sans crier gare, comme il le faisait à chaque fois. L’instant plus tôt, il souriait à la demoiselle; puis, seconde d’après, son poing avait percuté la mâchoire du malheureux. Il était sur les nerfs, sans doute à cause du bruit, de la foule, et même, en fait, de la colère ambiante qui régnait sur les lieux; ça le contaminait. Sensible comme une toute jeune fille, il suffisait qu’on lève la voix pour que ses instincts prennent le dessus.

Seulement, le corps désarticulé du pauvre gars avait été récupéré en pleine chute. On le regardait, maintenant. Si le gros de la foule continuait d’avancer, il y avait ces trois gaillards, les bras flasques et adipeux comme des jarrets de porc et l’oeil abruti par l’alcool qui grommelaient. “Rien qu’y tape l’collègue, lô. Dis voir, t’serais pô un d’ces lèches-bottes d'aristocrates, dis ? Tu t’crois où ? On t’encule, nous !” Son coeur battait la chamade. Il aurait aimé, parfois, être comme son alter ego monstrueux. Garder son calme en toutes circonstances; analyser la situation et dénicher le point faible de ses opposants. Mais son cerveau était assourdi par l’adrénaline. Déjà, il voulait se battre; mais une partie de lui voulait aussi décamper. A trois contre un, les chances étaient minces. Et puis, il y avait tellement de gens, partout… Et puis, Poppy était à côté. Et puis, et puis, et puis…

J’ m’en fous d’vos tronches, bande de merdes…”, fit-il, peu inspiré. Quelle journée pénible…


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Lun 28 Aoû - 21:37

Rage Against The Machine

ft Morgan


À travers les acclamations de la foule, il lui semble distinguer une voix, qui braille, à côté d’elle : « … fabriques… », « … mourir martyr… », « … un truc ». Son sang bas dans ses tempes, si fort, qu’elle n’est pas réellement capable de distinguer quelque chose de cohérent. Elle fronce des sourcils et continue, coûte que coûte, à amasser le plus de ce qu’il reste de son vieux moteur. « Fais chier… » on l’entend grogner entre ses dents, quand on l’attrape par le bras pour la relever. « Lâche-moi toi ! Qu’est-ce que tu m’veux ! » siffla-t-elle en tentant de reprendre possession de son bras et c’était à se demander si son objectif était de récupérer son matos, ou de mourir le plus vite possible.

« Poppy ? »

Il avait suffi de deux syllabes, d’un petit prénom, pour qu’elle relève finalement la tête. C’était une chose assez surprenante dans son quotidien : puisqu’elle n’avait pas d’amis, et se targuer d’être un visage anonyme de plus dans les ruelles de la basse-ville. Elle ne voulait pas qu’on la connaisse, ni qu’on la remarque. Non, c’était le meilleur moyen de s’attirer des problèmes. Poppy était une souris grise.

Elle se redresse et l’observe en silence : il avait changé, lui aussi, depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il était plus grand, aussi, plus qu’avant en tout cas – car à l’époque, elle lui prenait une tête ou deux, c’était bien connu, les filles grandissaient plus vite que les garçons, au début tout du moins – et ses épaules s’étaient arrondies d’une vigueur charmante. Oh, il avait toujours la même bouille, ce sourire espiègle et ce regard vif qui s’attarde trop souvent là où il ne faut pas. Mais ce n’était pas cette nouvelle toute nouvelle enveloppe dont elle se souviendrait. Non, il lui semble qu’il y a autre chose… Comme si, quelque chose avait été mal accordé en lui, un morceau qu’on avait oublié de souder jusqu’au bout.

Poppy lui oppose un battement de cils imperturbable : « Toi. » Hors de question de lui admettre qu’elle se souvenait de son prénom. Elle voulut le chasser d’un revers de main pour retourner à ses circuits rouillés – le vendeur était idiot, s’il avait pris le temps de vraiment s’intéresser à sa marchandise, il se serait aperçu qu’il s’agissait d’adamantium, le genre d’alliance qui venait directement de la Haute-Ville, et qui se vendait à prix d’or, une fois nettoyé – avant de constater qu’il avait la bonne grâce de l’y aider. À deux, ils avaient enfoui les restes du moteur dans sa sacoche.

« Arrête de râler, je t’ai même pas demandé de m’aider ! » Elle esquiva un manifestant d’un léger mouvement d’épaule. « J’ai franchement l’air d’une révolutionnaire ? » Un genou s’enfonça dans sa joue, lui arrachant un grognement mauvais. « J’n’y participe pas, j’fais de mon mieux pour survivre. C’est tout. Le reste, j’en ai rien à carrer. Tout ce que je veux, c’est pouvoir me faire de l’argent. »

Et pour ça, tous les moyens étaient bons : revendre des matériaux précieux, bradés par des gens qui n’y connaissaient rien et qui n’avaient pas eu l’intelligence d’apprendre. Elle ne refusait aucun boulot, pas même s’il s’agissait de graisser un automate qui avait eu le malheur d’être plus efficace et moins demandeur que trois hommes travaillant à la chaîne. Tant pis pour eux, il leur suffisait d’apprendre à faire de même. On la voyait même s’occuper de réparer les armes à feu de certains gangs de la basse-ville, lorsqu’elles étaient à demi-rouillées ou bloquées, graissant les molettes et les loquets sous le regard curieux – voire même admiratif parfois – des voyous doués au tir, mais à qui personne n’avait appris que les pistolets cessaient de fonctionner s’ils n’étaient pas régulièrement entretenus. Parfois, sous les ordres d’un autre gang, il lui était même arrivé d’en saboter. Mais c’était le genre de chose qu’elle se gardait bien de dévoiler.

« Puis c’est comme ça, faut vivre avec son temps. L’offre et la demande : s’il y a des machines, faut bien des gens pour les réparer… » expliquait-elle, alors qu’à côté, un type venait de s’écrouler – ou presque. Morgan le surplombait, arrondissant une bouille coupable, sans la moindre intention de s’en défendre. Poppy n’avait pas vraiment cillé – les bagarres, dans la basse-ville, c’était la façon qu’avaient les gens ici de se saluer. Elle avait fini par se relever à son tour, enfonçant minutieusement les restes de son précieux moteur au fond de son sac, avec une nonchalance désarmante.

« On s’échange les politesses d’usage, c’est ça ? » avait-elle questionné Morgan dans une torpeur inexpressive, avant de redresser le minois pour constater les trois compagnons : ce n'était rien de plus, rien de moins que la vermine qu’on produisait dans les bas-fonds. Le genre qu’on croisait partout, tout le temps. Le genre qu’elle avait appris à soigneusement éviter. « Qu’est-ce tu veux toi la fille ? On t’a pas causé. T’as quoi dans ton sac ? » avait enchaîné le plus grand des trois, en s’approchant pour le lui dérober. « La cervelle qu’on a oublié de te greffer à la naissance manifestement, connard. Bas les pattes ! »

Le genre qu’elle avait appris à éviter : en temps normal. Mais lorsqu’on en voulait à son argent – et à ce qu’elle possédait, c’était une tout autre histoire. Voilà pas que son petit minois s’était peint d’un regard sévère et dissuasif – ça aurait peut-être marché, si elle n’était pas une fille et qu’elle ne faisait pas un mètre soixante à tout casser. Devant la fougue de la blonde, et parce qu’il n’avait probablement pas l’habitude qu’on lui dise « non », le gaillard s’était avancé davantage, pour attraper son avant-bras et la tirer vers lui, collant son visage à deux centimètres du sien, juste histoire de lui faire profiter de son haleine : un mélange d’alcool chaud et de tabac froid. « Ecoute-moi bien p’tite conn- » une clé à molette venait de s’enfoncer douloureusement dans son nez, de quoi lui faire pisser le sang et lui remettre les idées en place. Oh, et lâcher le bras de la mécanicienne par la même occasion.

Une onde de douleur se diffusa dans tous les membres du type, qui couina avant de reculer de trois pas, quand ses camarades, eux, se mirent à avancer, bien décider à leur faire regretter. Le revers du bâton n’avait pas tardé. Déjà, une main s'écrasait dans la chevelure de la blonde – qui s'agrippait à sa sacoche comme à sa propre vie – et on la tirait, pour lui expliquer « comment les choses marchent ici ». On le faisait presque machinalement, presque distraitement, et Poppy reconnaît le geste : elle a vu trop de mains se lever, sur des femmes qui ont récolté trop de bleus, de la part de ceux qu’elles ont eu le malheur d’aimer, ceux à qui elles ont eu le malheur d’accorder leur confiance. Parce que c’était comme ça qu’on les traitait : les mégères, les insolentes, les putes. Sauf que les premières pleuraient : « non » et les dernières : « oui ! oui ! ». Les premières sont violées. Elles endurent de longues nuits dans la pénombre des caves, à se demander ce qui va leur faire du mal, ou peut-être les tuer, parce qu’il n’y aura personne pour les en empêcher. Parce qu’ils le peuvent.

Poppy sent la flamme de haine vaciller dans sa poitrine : une bombe à retardement, qui ne demande qu’à exploser. Elle attrape le bras qui lui passe devant la poitrine et mord, de toutes ses forces, jusqu’à sentir la chair rompre sous ses dents. « Sale conne ! »

« Hey ! Qu’est-ce que vous faites ! » Au loin, une voix s’exclame, et elle porte l’autorité des forces de l’ordre. D’habitude, ils s’aventurent rarement jusqu’ici durant la foire, mais avec la manifestation… Le seul problème était que personne, dans la basse-ville n’avait envie de se faire choper par la maréchaussée. Heureusement, il est loin, et les manifestants l'empêche de progresser jusqu'à eux.
Mar 29 Aoû - 14:45

Rage against the Machine

ft. Poppy


Ces types ne sont pas très malins. Aucun ne l’est, dans ces rues pourraves, sans quoi, ils s’en seraient déjà extirpés. C’est l'esprit de meute qui les guide, quelque chose de très grégaire, très fondamental, et les petites mains des cartels n’ont jamais eu besoin de réfléchir, puisqu’on le fait à leur place. Morgan n’aurait pas été étonné de les retrouver autour d’un pauvre mendigot dépouillé de tous ses biens, ou d’un honnête commerçant, tout ça pour se remplir les poches. Si ce n’est pire. Parce que le grand nombre pouvait vous faire faire toutes sortes d’horreurs, la façon qu’avait eu le chef de cramponner les cheveux de Madame puait le viol, la récidive. On lui avait mordu le bras, et il avait couiné. Le sang grumelait entre les dents très blanches de l’ingénieur, et à peine le temps pour le colosse de s’en remettre, que Morgan lui rentra dans le lard, lui ceintura les hanches pour l’arracher du sol et l’y écraser, dans un bruit sinistre. Ces types n’étaient rien. Juste du bruit. Et le bruit que poussa l’ordure une fois à terre, ce bruit-là, valait toutes les prisons du monde.

Mais pas aujourd’hui.

Eh ! R’viens lô !”... On tenta de l’attraper, mais, se précipitant vers Poppy, le dos encore courbé, il l’agrippa par le poignet pour l’entraîner avec lui. Il savait très bien ce qui arriverait si les agents de l’ordre lui mettaient la main dessus : on le saucissonnerait sur une chaise avant de l’adouber à grands coups de latte. Il ne dirait rien, - parce qu’il ne savait rien - et après quarante-huit heures de camisole sans rien boire, sans rien manger, on le jetterait dans la rue tel le chat de gouttière qu’il était.

Mais ces derniers temps, le merdeux avait envie de vivre. Il vendrait chèrement sa peau, quitte à ce qu’on le poursuive à travers tout le port. L’un des deux types le talonna, tandis que l’autre aidait le grand gaillard à se relever. Au bruit qu’il avait fait à l’impact, Morgan soupçonnait une fracture des hanches. Il souffrirait pour le restant de sa chienne de vie, et c’était bien fait pour lui.

T’as pas changé, à c’ que j’ vois !”, lâcha-t-il d’un air rieur, bifurquant rue après rue. “Toujours à rendre coup pour coup… Y sont dang’reux, tu sais ? Si c’est pas l’un, c’est l’autre qui cherch’ra à t’ retrouver. Et t’as pas envie d’ savoir pourquoi.” Le garçon d’autrefois avait grandi, oui. Loin était le jeune androgyne aux joues rondes et aux prunelles fiévreuses, celui qu’il suffisait d’attifer d’une simple perruque pour qu’on donne du “Madame”. Sa poigne était considérable, et quelque chose, en lui, avait grandi, comme il avait grandi chez Poppy et leurs autres camarades. Le goût du vrai monde. De la réalité. Et ce qu’on en méditait.

Derrière les gants, sous les manches de son manteau, on remarquait des tatouages de marin, délavés. Des cicatrices, aussi, et les morsures blêmes de quelques sortilèges. Quant à savoir comment un jeune mousse avait pu écoper de telles blessures… Vrai mystère.

Il jeta un regard par-dessus son épaule. Il voyait Poppy. Encore derrière, l’ombre d’un type, - sans doute celui qui avait décidé de les poursuivre - et derrière, toujours derrière, une escarmouche des forces de l’ordre. C’était ça, qui l’inquiétait le plus. D’ordinaire, ils n’osaient jamais fouiner trop près des cloaques; ils savaient quels genres de bestiaux y rôdaient. Mais le goût de la révolte chez les ouvriers et les menaces d’insurrections avaient dû pousser leurs commanditaires à prendre les choses en main. “Y nous lâcheront pas…”, finit par exhaler le jeune homme, à l’ombre d’une ruelle. “‘doivent penser qu’on fait partie de l’émeute. Y veulent faire un exemple. Le gars, derrière nous, y va s’faire attraper. Et nous avec, si on trouve pas un endroit où s’ planquer…” Se mordillant la lèvre, il jeta un regard en hauteur. Un bâtiment, délabré, flanqué d’une échelle dont la rouille se disputait à la peinture rouge. S’ils parvenaient à l’escalader, ils auraient accès aux ports. Et là… ils pourraient s’évanouir dans la foule sans prendre le moindre risque.

J’vais vous faire la mouise !”, ronchonna le type derrière eux, et sa voix grossissait. “Halte !”. Leurs voix à eux, aussi. L’ordre était net, tranchant. Bien qu’ils aient couru comme des fauves, ils ne semblaient aucunement essoufflés, - des améliorés… ? Elle était droite, cette voix. Autoritaire. Les monstres, en ce bas monde, étaient moitié moins effrayants que les types épris de justice et d’équité. C’est ce que lui avait dit Hyatt, une fois. Quand vous combattez pour un but aussi supérieur, les choses inférieures, - vous savez, les humains ? - vous sont insignifiantes. Valeurs superflues, pas vrai… ?

Allez, en marche…”, et il fit monter Poppy la première, sur l’échelle, avant de prendre la suite. Il lui suffisait de lever la tête pour apercevoir le postérieur généreux de la demoiselle; et, en contrebas, de voir la face porcine de leur assaillant. Le choix était vite fait…


Dernière édition par Morgan Law le Mer 30 Aoû - 16:31, édité 2 fois
Mer 30 Aoû - 12:15

Rage Against The Machine

ft Morgan


Le type avait volé à côté d’elle, la libérant par la même occasion. Et tout s’était accéléré, tout était allé très vite : la poigne glauque du gars avait été remplacée par celle - plus généreuse - de Morgan, et ils avaient décampé à toute vitesse. Bien sûr qu’on les suivait : c’était le genre à ne pas lâcher le morceau.

« Le monde est dangereux, » avait-elle soufflé, en guise de réponse, jetant un rapide coup d'œil dans son dos pour s’assurer de la distance qui les séparait de leur assaillant - et de la maréchaussée. Jamais Poppy n’avait été prise et elle n’avait pas l’intention de se faire prendre aujourd’hui. Une souris, oui, elle l’était, mais l’idée de se retrouver comme un rongeur piégé dans une boîte à palette l’enchantait moyennement. « Et si j’dois y laisser ma peau, j’compte bien rendre coup pour coup. Y a que comme ça qu’on m’laissera peut-être tranquille. S'il y a bien quelqu’un qui doit comprendre ça, c’est toi non ? T’es un peu pareil. » Les hommes n’attendaient que ça : de voir la peur transparaître sur le visage de leur victime et de pouvoir la laper comme des matous devant leur bol de lait.

Il n'avait pas fallu la prier pour qu’elle saute sur l’échelle, et qu’on la voit grimper à une main - l’autre fermement posée sur sa sacoche qui ballottait à son flanc. Elle jette un regard en arrière, Morgan dans son dos, et les types, en contrebas, qui se sont fait attrapés. Tant mieux, c’était leur porte ouverte à la liberté. Une fois arrivée en haut, elle se laissa basculer par-dessus le petit muret d’un toit terrasse, et tomba lourdement sur la taule : dans une flaque de pluie qui sent le chaud et le pétrole. On aurait pu la voir grimacer, se soucier de ses vêtements, mais Poppy n’y accorde aucune importance. Non, elle en profite pour étendre un instant ses jambes qui la lancent, et souffler. Déjà, la tête lui tournait un peu moins. Elle ouvrit son sac à plat, pour établir l’inventaire des pièces du vieux moteur qu’ils avaient réussi à sauver.

« Faut que j’le nettoie, que j’le fasse fondre, puis que j’vende tout ça au marché noir, » expliqua–t-elle en attrapant un petit morceau brisé, rouillé, qu’elle frotta un moment sur sa chemise, avant de l’examiner à la lueur du couché de soleil. Ça brillait déjà un peu : et si ça brillait, ça devait définitivement valoir de l’argent. La blonde le lança à Morgan, la pièce voltigea pour retomber dans les mains du garçon. « Pour m’avoir aidé, » explique-t-elle en se relevant.

« J’pensais que t’étais mort, ça fait une éternité que j’t’avais pas vu en ville, » et ses pas résonnent sur la taule, pendant qu’il traverse les toits, jusque de l’autre côté de la ville, là où l’odeur de la pollution est remplacée par celle de brise marine et du poisson frais. Ce n'était pas rare qu’une connaissance disparaisse du jour au lendemain dans les bas-fonds d’Epistoli, et qu’on en entende plus jamais parler – tout ça pour les voir réapparaître, parfois, mais changés. « Tu t’es pas fait avoir par la Brume, toi aussi, hein ? » Poppy s’arrête pour le dévisager en silence et son regard parcourt le chemin habituel : de bas en haut. Morgan dégageait quelque chose de moins abject que les troufions habituels de la basse-ville, une espèce de sincérité désarmante mélangée à la malice exaspérante d’un écolier. La parfaite recette de ceux qui la ramenaient toujours quand il ne fallait pas. Elle fronce du nez – c’était sa façon de communiquer – et se détourne pour contempler le port en contrebas. Le soleil perce les voiles des navires d’une couleur rosée, et reflète sur l’eau comme dans un miroir.

« Tu traînes toujours avec ton vieux ? » Demanda-t-elle en sortant une cloque et un briquet de sa poche. Elle a une rapide pensée pour son père, qu’elle chasse aussitôt. Elle tire dessus et soupire une épaisse fumée dans la tronche de Morgan, pendant que ses nerfs se relâchent agréablement. Le tabac de la basse-ville était dégueulasse, évidemment, mais c’était un bon moyen de décompresser et de chasser toutes ses frustrations. Un savoureux sacrifice. Ici, on ne se souciait pas trop de sa santé, on se savait déjà condamnés par la pollution ambiante. Dans un geste, elle tend sa cigarette à Morgan, acceptant de partager, supposant qu’après tout ça, lui aussi avait peut-être envie de décompresser. « Bah, raconte ce que tu deviens, depuis la dernière fois que j’t’ai surpris en train de faire les poches de ce vieux con. Vas-y, fais moi un peu rêver. »

Et la formule prend un sens tout particulier, quand on se tient sur les toits de la basse-ville d’Epistopoli : parce que les rêves, c’est pour ceux d’en haut. Les rêves, c’est pour tous les autres, sauf eux. Eux savaient bien qu’ils n’avaient pas le droit au bonheur et que rêver, dans leur cas, c’était dangereux.

Mais pour l’heure, Poppy souhaite s’y risquer, juste un peu. Après ça, ils emprunteront l’échelle qui mène au port, puis ils mangeront du poisson grillé en silence. Peut-être.


Dernière édition par Poppy Cox le Mer 30 Aoû - 23:16, édité 2 fois
Mer 30 Aoû - 16:24

Rage against the Machine

ft. Poppy


C’est dans les fanges noires que germent les fleurs les plus exquises. Parce que la souffrance a quelque chose de salvateur; que la brûlure du destin patine l’âme et la rend plus pâle, plus argentée. Des âmes, pas sûr qu’ils en avaient encore, les types de derrière. Ils l’avaient vendue comme ils avaient sans doute vendu papa-maman aux grands manitous de ce monde. C’est ainsi que les brebis survivent. Mais les chats préfèrent les hauteurs célestes des bâtiments. Non pas qu’ils y règnent véritablement, - ce ne sont jamais que de vieux chats de gouttière - mais c’était une manière de vivre de façon alternative. Poppy Cox n’est pas une héroïne de roman pour enfants. Ce n’est pas non plus une truande, et pour son âge, c’est déjà un exploit. Morgan ? Comment dire…

La Brume, c’est l’ cadet d’ mes soucis, pour être franc…”, fit-il, en récupérant la pièce au creux de ses mains. “J’ai… beaucoup changé, d’puis la dernière fois. Et en même temps, pas vraiment.” La question se voulait nécessaire : comment deux jeunes âmes comme elles avaient pu grandir dans un endroit comme Epistopoli, sans rejoindre les gangs ? sans finir sicaire, coupe-jarret, à truander de la grand-mère et cracher sur les dépouilles des autres ? Comment, en fait, un gars aussi émotif que Morgan Law pouvait être encore debout ? Comment une môme aux poings lestes telle que Poppy arrivait encore à aligner un mot devant l’autre ? “J’ crois qu’on nous aime bien.” Et avant de voir l’incrédulité peindre le visage de la demoiselle, il ajouta. “Là-haut.” Il leva l’index. “On a nos anges gardiens. Et y s’ manifestent sur terre. Hyatt va bien. Mais évite de l’appeler “mon vieux”, j’ lui fais d’jà assez d’ souci comme ça, faudrait pas qu’y lui poussent des ch’veux blancs.

Le crépuscule brûlait le ciel et renvoyait sur les navires un éclat marmoréen. Au-loin, les galions, les frégates et autres monstres des mers ne ressemblaient plus qu’à de stupides jouets de fer-blanc. Les hommes, eux, des fourmis, qui déambulaient en une masse grouillante, obscure et vivante. “C’est l’ moment où j’ suis censé t’ dire que j’ai arrêté les conneries, pis, que j’ai déniché un trésor en mer, qui m’a rendu riche, que j’ suis marié, trois enfants, deux chats…” Il avait erré tout ce temps, en vérité. Le monde les avait épargnés jusque-là, mais à quel prix ? y a que dans les romans que Dieu sourit aux gens comme eux. Dans ce monde-là, il avait connu des femmes, mortes depuis, pour la plupart, - ou rangées. Des copains, dont certains survivaient comme ils le pouvaient, tandis que d’autres nourrissaient les vers. “J’ suis comme la grenouille dans son puits, tu sais ? celle que nous rabachait la vieille, à chaque fois. Mon monde, à moi, c’est ma petite flaque, mon petit nénuphar, bref, mes habitudes de con. Si l’ jour où j’ sors de ce puits, je finis par apercevoir l’immensité de l’océan, ben, mon cerveau risque bien d’exploser.” Pouvait-il seulement concevoir une vie différente de la sienne ? lui, rangé ? père de famille, sérieusement ? Ca l’avait taquiné, une fois, de tout plaquer, d’abandonner son foyer, de prendre la mer jusqu’au diable vauvert pour ne jamais revenir. Hyatt l’y avait incité. Souvent. Mais même Hyatt n’avait pas la solution pour ce qu’il avait dans le ventre. Et puis, fuir son monde, c’est une chose; se fuir soi, quelle gageure, mes aïeux !

T’as raison de t’ défendre comme tu l’ fais”, finit-il par dire, comme un aveu. “Mais tu d’vrais faire gaffe. J’ai r’marqué une chose, c’est que cette ville, c’est rien qu’un grand cimetière, avec tout un tas de stèles très blanches, pour les personnes très justes qui les habitent. Les fils de pute, eux, survivent mieux qu’nous. Y z’ ont deux coups d’avance, ces salopards.” Il s’allongea sur le sol, mains derrière la tête. “J’ai pas fait grand-chose d’ ma vie.” Il avait survécu à des monstres, avait chevauché des baleines, exploré des îles, vaincu Calamité, - une fois - aimé des gens d’autres mondes, d’autres peaux. Mais avait-il réellement vécu tout cela ? ou bien s’était-il contenté d’en être traversé sans rien faire ?

Des prêtres trouvaient leur vocation dans la misère, auprès de mendigots pouilleux qui délivraient leurs promesses d’éternité au creux de mains sales. Des capitaines de baleinier vivaient d’une vengeance ulcérée rien qu’en perdant une jambe. Et l’amour… ! L’amour faisait les plus grands héros de mythologie. Tout ça, il l’avait vu. Il l’avait fait. Et il n’avait pas franchement changé. “J’ crois que j’ commence à comprendre. Le génie de l’homme, y s’ fait dans l’oeil, dans sa façon de percevoir le monde, bien à lui. Y a pas vraiment d’ train de vie qui est profitable plus qu’un autre. On doit trouver not’ place, pis, s’y faire…

Peut-être aussi avait-il peur de vivre pour de vrai, d’aimer sans retour… mais, un aveu à la fois, c’était bien suffisant.
Jeu 31 Aoû - 0:34

Rage Against The Machine

ft Morgan


MUSIQUE :


Elle l’avait considéré, longuement, et dire qu’elle l’avait fait sans jugement aurait été mentir. « Eh ben, j’me savais fataliste, mais toi, c’t’un tout un autre niveau. » Elle tire une nouvelle fois sur sa clope, puisqu’il ne la prend pas, sans vraiment s’en offusquer. « C’est con parce qu’un gars comme toi, t’as déjà sûrement déjà eu mille fois l’opportunité de plier bagage et d’partir faire ta vie ailleurs. T’es débrouillard. »

D’ailleurs, au fond d’elle, quelque chose lui disait qu’on lui avait probablement déjà offerte, cette opportunité. Qu’il n’avait eu qu’à faire un pas en avant pour la cueillir. Comme une fleur. Et puis, que visiblement, puisqu’il était là, il avait choisi de passer à côté. Ça rajoutait probablement au capital sympathie de la bête : l’homme torturé qui demande qu’à être aimé, dans lequel, elle est prête à parier qu’il se complaît. De quoi séduire toutes les minettes en mal d’amour ; on avait toutes un jour eu envie d’être celle qui changerait un homme, qui le ferait se ranger, voir la vie différemment. Le sauver de son malheur à grands coups de « je t’aime » et de baisers dans la tronche. On voulait croire que c’était suffisant, que l’amour c’était plus fort que tout le reste, puis, on revenait vite à la réalité.

Elle aussi était tombée dans le panneau, une fois, à l’époque. Puis elle s’était dit « plus jamais ». Ah ça, oui, ça l’avait vacciné, Poppy.
Maintenant, elle se contentait de tous les regarder un peu méchamment de loin, puis d’en embrasser un ou deux quand ils lui plaisaient – une fois au début, par politesse, une fois à la fin, en guise d’adieu –, pourvu qu’ils restent silencieux. Il suffisait qu’ils se mettent à parler pour tout gâcher et Poppy n’était pas une prostituée, elle ne se faisait pas payer pour les écouter larmoyer dans le creux de sa gorge. Non, ses nuits de folie à elle c’était comme du yaourt : séduction, consommation et péremption. Et ça lui convenait parfaitement.

Elle hausse les épaules, brièvement : « On fait tous nos choix, faut juste vivre avec. Le reste, c’est que des excuses. Le reste, ça n’a aucune valeur. Mais bon, t’es toujours en vie, toujours sur tes deux jambes, et encore capable de r’garder les filles avec le sourire du curé qui pose ses mains sur sa première paire de seins, alors j’suppose que tout va bien. » Provocation un peu grossière, Poppy lui accorde volontiers.

C’est qu’elle aussi, avait choisi de vivre sa vie comme elle l’entendait, alors qu’elle aussi aurait pu choisir de prendre des risques. Elle aussi, se complaît dans cette espèce de sécurité confortable de toutes ces choses déjà vues, déjà connues. C’était son choix, et elle n’allait pas s’en plaindre, ni même ergoter des heures durant sur le pourquoi du comment. Ça n'y changerait rien. Et elle n’avait pas envie de changer quoi que ce soit. Ça lui convenait bien qu’on la prenne pour un tapir. Poppy ne voulait pas qu’on la remarque, ni qu’on l’aime. Pas ceux de là-haut, ni ceux d’en bas. La vie lui avait enseigné que la vulnérabilité était la pire erreur que l’on pouvait faire : c’était le meilleur moyen de se faire rouler dans la merde. Et pour aimer, pour se laisser aimer, fallait apprendre à se montrer vulnérable.

« Quant à ces gars, ça ira, t’en fais pas. Ils me f’ront rien. Rien de trop grave. Ils ont trop besoin de moi. J’suis discrète, j’bosse bien, j’demande pas cher, et surtout, je pose pas de questions. C’est tout c’qui faut pour survivre ici : savoir se rendre indispensable. J’peux pas vraiment attendre qu’l’un d’eux se décide à m’épouser pour me sentir protégée, et j’en ai pas franchement envie. J’fais pas confiance. »

Poppy écrase sa cigarette contre le muret, puis jette un regard à Morgan, étendu par terre. À cet instant, elle voit en lui une espèce de champ de mines, bourré de gros chagrins et de secrets insaisissables, sur lesquels il ne faut surtout pas marcher. Alors, elle le pousse nonchalamment du bout de sa botte : « Allez, lève-toi, c’est crade par terre. » Comme si, tout à coup, elle en avait eu quelque chose à faire. « Bouge-toi, j’vais te montrer un truc. »

Elle chevaucha la rampe de l’échelle d’en face, celle qui menait au port, avec l’aisance de celle qui est partout chez elle. Le port ressemble à tous les autres ports : les voiles des navires sont repliées, les marins ronflent bruyamment sur les bancs, et les poissonniers beuglent tous plus forts les uns que les autres, si bien qu’on comprend plus rien à ce qu’ils braillent. Ça pue, la brume marine crasse les cheveux, et le sel se colle à votre peau. C’est jamais vraiment une super expérience, mais on fait semblant. Poppy et Morgan circulent, évitant les passants sans pourtant les voir, parce qu’ils connaissent chacun de ces pavés sur le bout des doigts.

Il avait fallu que la blonde bifurque à une intersection, avant de s’enfoncer dans une ruelle, juste pour s’arrêter devant un immense bâtiment : un grand garage abandonné depuis si longtemps, qu’on ne se souvenait même pas s’il avait appartenu à quelqu’un un jour. Elle avait lancé un regard en coin à Morgan : « Viens m’aider. »

La blonde s’était dirigée vers le massif grillage rouillé, et avait commencé à tirer. Il y eut un « clic », puis, la grille avait cédée, ouvrant l’immense porte en tôle. Et elle était rentrée. Avec l’aisance de la propriétaire des lieux. Il y avait de la poussière partout, et le bâtiment était complètement vide. Poppy s’était placé au centre, avant de croiser les bras sur sa poitrine, pendant que sur ses lèvres se dessinait une moue contemplative. « C't'à moi tout ça. J’l’ai acheté il y a un mois d’ça. » Et, sur cette déclaration, elle hausse brièvement les épaules, comme s’il s’agissait d’une parfaite banalité. Il y a pourtant une espèce de fierté qui se loge au fond de sa voix.

« Il me fallait quelque part où bosser. Autre part que mon appartement… » Fallait dire que le laboratoire de son père était petit et destiné à d’autres choses. Et Poppy avait choisi de laisser la biomécanique de côté. Sans lui, ça n’avait plus de sens. « J’vais ouvrir mon garage. Mais il me faut d’quoi acheter du matériel encore, faire du ménage, changer les fenêtres cassées… » Et pendant qu’elle le dit, on la voit déambuler dans l’immense espace. Le bruit de ses talons résonne tout autour d'eux. « C’est pas grand chose, mais c’est chez moi. » Ça fait des mois qu’elle travaille sur le projet : il avait fallu trouver le lieu, puis, se faire de l’argent. Et elle avait bossé sans relâche, mettant chaque paie de côté pour pouvoir enfin mettre la main sur le trousseau de clés.

« Puis il me faudra une devanture. J’pensais faire simple : « Chez Poppy ». T’en penses quoi ? » Soudain, un fracas. Une espèce de paquet, emmitouflé dans du gros scotch roule jusqu’à leurs pieds, et Poppy baisse la tête. Elle fronce les sourcils. Il y a des fils qui s’en échappent, et une petite lueur qui clignote. Elle a déjà vu ce genre de dispositif… En a même déjà fabriqué.

Et le regard qu’elle relève vers Morgan est menacé par les larmes, ses yeux écarquillés de stupeur. Ce sont tous ses efforts qu’elle voit défiler devant elle, comme la mort elle-même. Pire que la mort elle-même.
Jeu 31 Aoû - 17:28

Rage against the Machine

ft. Poppy


On ne peut pas dire qu’il ait songé un instant à être réconfortant. Il a aligné le bilan de ces quinze dernières années de la façon la plus factuelle possible. Des enchaînements de drames, sur lesquels trouvait place, parfois, un peu de bonheur. Il n’avait pas su chérir toutes ces opportunités comme il le voulait, mais aujourd’hui était un jour nouveau. C’est comme ça, non, que vivent les hommes comme lui ? A l’instant T , comme les chats, se languissant sous le ciel l’été et s’abritant l’automne. Il n’était pas question de réfléchir sur le long terme. Hyatt avait bien tenté de le lui enseigner, mais marteler de l’étain du mieux que l’on put ne le transformait pas nécessairement en cuivre. C’était sa nature, - il s’en était convaincu - d’être aussi libre, aussi volage. Et la nature de Poppy s'emberlificoter de drôles de gadgets.

Il finit par la suivre, attentif au moindre pas. Il ne sait pas vraiment où elle le guide, mais veille à scruter les alentours, pour ne pas qu’on les y surprenne. Les types du guet étaient peut-être encore dans les parages… “C’est ta planque secrète où qu' tu nous mènes ?”, en lorgnant sur les frondaisons de vieux immeubles délabrés. “Méfie-toi… Tu m’ connais pas si bien qu’ ça. J’ dis pas que j’ vais t’ faire un mauvais coup, mais ça aurait pu. T’aurais été embêtée…” C’était bien la seule discipline qu’on avait su lui enseigner : celle du chat de gouttière, au regard vif et aux jambes fuyantes. Contourner le danger quand on le pouvait était une forme d’éternité. Vous pouviez gagner pas mal d’années supplémentaires, en agissant comme cela… Il aurait aimé se vendre comme un parfait troubadour, dansant au nez du diable et évitant les flèches, mais même lui avait un peu de raison.

Il observe l’atelier, vide, désaffecté, et puis, vient ce fameux moment. Le moment où cette chose, patchworkée dans de gros morceaux de scotch, se jette à leurs pieds.

Stop.

Le monde s’annule, tout autour. Sa vision périphérique diminue. Il n’existe plus rien; plus rien que la bombe. Il pourrait hésiter; devrait hésiter. Mais ça signifiait mourir. Rien ne se passe dans sa tête, pas plus qu’il ne se passe de réflexion dans le poing d’un boxeur écrasant la face de son adversaire. Dans une espèce d’intuition synaptique, quasi instantanée, il se penche, récupère le colis comme on récupère un ballon de jeu et le jette, là-bas, au-travers d’une fenêtre à demi ouverte. Ca ne dure qu’un battement de cil, mais pendant ce temps, ce moment très précis, sa vessie se resserre comme un torchon qu’on essore; ses jambes flageolent et donnent l’impression d’être faits d’eau, et une espèce de sueur froide lui englue l’échine.

Il a eu peur.
Et c’est pour ça qu’il a agi.

Pendant un instant, l’immortalité du garçon s’est effondrée en perspective d’une pensée, très humaine. Il est mortel. Il va mourir. Sans attendre, il bondit sur Poppy, la plaque sur le sol et l’explosion, de l’autre côté du mur, résonne. Des gravats de terre se hissent jusqu’au toit. Leurs oreilles sifflent. Mais la brique a amorti les dégâts. C’est rien que de l’artisanal, cette bombe; à moins que l’ingénieure n’ait eu l’idée de le fabriquer en carton pâte, son atelier, il devrait s’en tirer sans trop d’égratignures.

Pour l’instant.

C’est encore la peur qui l’induit à se relever, mais elle est distillée dans une sorte de prédation lucide. Il abandonne la demoiselle au sol, se précipite vers la grille et aperçoit, là, au-loin, un type en train de courir. Pas même celui qu’ils ont provoqué tout à l’heure, mais un autre. Il est fringué comme un ouvrier, béret, chemise sale et échancrée et pantalon de toile. Un révolutionnaire. Un putain de terroriste.

Ce n’est pas la vengeance qui l’émeut; la vengeance est une histoire de perspective. Or ici, il ne voit rien, rien que ce type qui gambade pour prendre la clé des champs. S’il ne l’attrape pas, alors ils n’auront jamais le fin mot de cette histoire. S’il ne l’attrape pas, leur survie, - sa survie, à lui - ne sera jamais garantie. Alors il court.

Sa cible semble le remarquer, jetant un regard effaré par-dessus son épaule. On lui avait promis un job facile. Jeter ce colis dans l’entrepôt d’une nénette bossant pour la dictature industrielle, se tirer et gagner son pourboire. Non seulement la bombe n’avait pas explosé comme il le voulait, mais voilà qu’un fils de ce pute se mettait à lui courir après comme un dératé. “Arrête-toi !”, qu’il lui gueule. Il n’y a pas de colère dans la voix de Morgan. Pas que. D’abord de la stupéfaction et de l’appréhension, celle de ne pas savoir où il met les pieds. Puis, oui, la colère. On a essayé de le tuer. Comme un traître, comme un lâche. “Si j’ t’attrape… !

Et il finit par le rattraper. Parce que l’on a d’un côté un quadragénaire usé biberonné au soufre des machines industrielles et aux solvants cancérigènes des bombes à peinture; et de l’autre, un emmerdeur de zoanthrope au cardio de boxeur poids moyen.

Morgan se penche, et se jette sur ses jambes. Le gars tombe plein devant et se fracture le nez. On le retourne. On lui flanque une droite. La beigne lui anesthésie complètement la tronche et il voit flou. Un mélange de morve et de sang grumèle jusqu’à ses lèvres. Morgan lui en met une deuxième; il lui enlève cinq années de vie, et sa tête heurte le sol. A demi conscient, il finit par le cramponner au col pour le secouer. Il serre les dents; il veut hurler, lui crier dessus, l’admonester de tous les noms imaginables, mais rien ne vient.

Trop injuste. Pourquoi à elle ? Qu’a bien pu faire Poppy Cox pour mériter de se faire démantibuler  par une bombe artisanale ? “Sale merde… !” Elle a osé vivre, voilà la réponse. Les stèles blanches, les âmes pures condamnées à la perdition, c’est de sa faute à lui; à tous ces types qui tuent l’espoir à la première lueur. Sa colère prend le dessus. Ses mains s’écrasent sur sa gorge.

Et il serre.
Sam 2 Sep - 14:54

Rage Against The Machine

ft Morgan


L’explosion avait résonné partout : dans le port et au plus profond de son corps. Et à cet instant, si ça n’avait pas été pour Morgan, Poppy aurait tout abandonné. Quitte à sauter avec son garage s’il le fallait. Elle était restée immobile, quand il avait attrapé la bombe. Immobile, quand elle l’avait vu disparaître par la même fenêtre. Immobile, quand il s’était rué sur elle pour la clouer au sol. Immobile devant la mort, qu’elle avait été prête à accepter sans rechigner. Et quand la bombe avait explosé, elle avait fermé les yeux si fort que des larmes s’étaient mise à rouler sur ses joues.

Quand elle les ouvre à nouveau, Morgan n’est plus là. Et après plusieurs secondes, Poppy se souvient comment respirer. Elle est vivante. Son garage est encore debout. Tous ses efforts aussi.

« Morgan ? » Pas de réponse. Sa voix réverbère sur la taule.

Durant un court instant, elle se demande si elle n’a pas rêvé leur promenade sur les ports, alors qu’ils se pavanaient comme deux pigeons insouciants. Mais des pas précipités, le fracas de deux corps qui tombent lourdement la rappelle à la réalité. Et quand elle arrive à lui, Morgan serre la gorge du coupable de toutes ses forces.

Il ne l’a pas vu, lui. Mais l’autre type, oui. Il coule à Poppy un regard si implorant qu’elle se demande si elle a face à elle un homme, ou une fillette de six ans. Il la fixe des yeux, et ses lèvres tentent de la supplier de l’aider.

Encore, Poppy reste immobile. Elle lui rend son regard, longuement. Les secondes s’allongent, et elle le regarde. Jusqu'à ce que la vie s’évapore de ses yeux, et que sa bouche se fige. Morgan serre toujours, longtemps après qu’il soit mort. Puis les doigts de la blonde se glissent sur les mains crispées et mortelles du garçon, qu’elle retire, doucement. « C’est fini, » murmure-t-elle dans un souffle écœurant de cet étrange mélange de magnanimité et contentement. Elle ne regarde pas Morgan, mais se demande qui lui a appris à nourrir sa rancune comme un louveteau et à la faire grandir jusqu’à qu’il devienne assez gros et mauvais pour avaler un homme tout entier.

« Aide-moi. On ne peut pas laisser son corps ici. » Personne ne les avait encore vus, mais ce ne serait tarder. Et elle fait ce geste, qu’elle a déjà fait trop de fois, parce que ce n’est pas le premier corps qu’elle débarrasse des rues. Ses bras se glissent sur les épaules du type. « On va le tirer jusqu’au garage pour le moment. » Le tirer, parce qu’un homme mort, c’est lourd, terriblement lourd.

Toute une série de questions se bousculent dans son esprit, mais l’homme est mort, elle a choisi de le laisser mourir, et au fond, elle n’a pas vraiment envie de savoir. Elle ne le connaît pas. Ne l’a jamais vu. Quand ils posent le corps du type sur le sol battu du vieux garage désaffecté, Poppy lui fait les poches. Quelques pièces dans l’une d’entre elles, puis, une carte de visite qui se cache dans une poche intérieure, sur laquelle on peut déchiffrer une adresse. Elle la tend à Morgan.

« J’ai pas vraiment envie de jouer aux petits enquêteurs, » déclare-t-elle, dans une impassibilité effrayante. « P’t’être que c’était juste une mauvaise idée, ce garage. Si ça doit m’coûter la vie, j’imagine que ça l’est. Merci, d’ailleurs. »

La blonde regarde le corps de l’homme sans vraiment le regarder. Elle aurait voulu s’effondrer complètement, mais n’y parvenait pas. Un noyau dur résistait quelque part en elle, un noyau qu’elle connaissait trop bien. C’était son inconscient, qui refusait d’admettre ce qu’il s’était passé et qui refusait à ses émotions de prendre le pas. Cela faisait longtemps qu’elle avait décidé de vivre comme un automatisme : puisqu’elle n’avait plus aucune promesse à tenir. Tout à coup, tout ça lui paraît très futile, très idiot.

« Tu l’as pas loupé. J’pensais pas que t’avais ça en toi. J’pensais que c’était juste histoire de faire le beau, tout à l’heure, d’vant ces gars. » Elle lâche un petit rire sec, un peu faux. Un rire sans commentaire, tout comme ses remarques : elle n’avait rien trouvé de mieux pour faire semblant de garder un minimum de contenance à cet instant. Il lui faudrait un peu de temps pour faire de l’ordre dans sa tête. Il lui avait semblé qu’elle était intouchable, pendant tout ce temps. Qu’Epistopoli était sa cité, sa maison, et désormais, elle réalisait qu’elle n’y était qu’une étrangère, quand c’était pourtant tout ce qu’elle avait toujours connu.

« On va d’voir attendre qu’il fasse nuit noire, puis on ira le jeter dans l’eau du port, avec les autres déchets. » Ce n’était pas rare, dans la basse-ville, de retrouver des corps anonymes dans les eaux noires et polluées. Personne ne posait de questions, en général.

Il y avait chez la blonde cette espèce de carapace, une froideur apparente, comme une seconde nature. Une dureté impitoyable face à la vie, qui cachait peut-être un cœur plus tendre. Poppy n’était pas une machine, quand bien même elle semblait tout faire pour vouloir le faire croire aux autres. Mais elle attendrait d’être seule pour s’effondrer. « J’crois que j’ai b’soin d’un verre, » finit-elle par conclure.


(...)


« Il est pas rev’nu ?
Pas encore, chef.
Bordel il fout quoi ? C’était pourtant pas compliqué ! Lancer cette foutue bombe, tout faire exploser et se casser ! » Il y a un fracas, dans le bureau, une lampe qui vole, et qui s’écrase contre un mur. « Si seulement cette conne n’avait pas acheté ce putain de taudis…
P’t’être qu’on devrait lui proposer de lui racheter ?
Tu me prends pour un abruti ? Tu crois que j’y ai pas déjà pensé ? Elle n'a rien voulu entendre la blondasse. Et elle a déjà fait poser un grillage. S’y s’mettent à creuser, on est morts. C’est tout l’putain d’plan qui tombe à l’eau. »

La lumière d’une lampe à huile clignote doucement à travers les fenêtres embrumées du rez-de-chaussée, 8 Marble Boulevard. Plus tard dans la nuit, un homme emmitouflé dans un long manteau quitte les lieux, et ferme la porte à double tour derrière lui.